Les miracles se produisent souvent dans les églises. Et comme nous autres organistes nous fréquentons régulièrement ces lieux, statistiquement nous sommes bien placés.

Très mauvaise répétition mercredi soir avec l'Ensemble Instrumental du Val de Loire en prévision du concert de jeudi à la basilique de Quintin : la tribune de l'orgue étant trop petite pour accueillir l'orchestre, je joue le concerto op. 4 n° 7 de Handel (en si bémol majeur - celui qui est également souvent joué à la harpe) seule à la tribune alors que l'orchestre est en bas, dans le choeur. Ce qui n'a pas manqué de nous causer un problème MAJEUR de synchronisation! La basilique est vaste, le son y connaît une très belle résonance ; mais cela implique également un léger décalage entre le moment où l'archet fait vibrer la corde dans la nef et le moment où mes doigts font parler les tuyaux cent mètres plus loin (et quinze mètres plus haut! je laisse les trigonomètres calculer l'étendue de notre désarroi).

Résultat, une catastrophe: je n'entends l'orchestre qu'avec beaucoup de retard, le chef ne me voit pas, cachée derrière la console à trois claviers, tout le monde marche sur des oeufs et le résultat musical ressemble à une grosse soupe, ou plus précisément au kig ha farz qu'on nous a servi hier soir au dîner, avec le far bien "brujunet"! (émietté) - (pour les ignorants culinaires de ce délice, le kig ha farz est à la Bretagne ce que le couscous est à l'Afrique du nord... c'est dire! pauvre Handel!)

Rien de pire qu'une mauvaise répétition la veille d'un concert. Ca vous sape un moral, je vous jure! Surtout quand on a deux jours pour monter un programme de concert d'une heure et demie, avec la journée de travail qui commence à neuf heures du matin et qui se termine à 23h30! Je suis sortie mercredi soir de la Basilique livide, angoissée, perplexe. Normalement pour jouer ce genre d'oeuvre, soit l'orchestre est en haut à la tribune près de l'orgue (mais ici il n'y a pas la place), soit l'orgue est dans le choeur, comme à Carhaix, donc près de l'orchestre... Mais à Quintin, avec les contraintes évidentes du lieu, comment faire pour se synchroniser?

Je n'en ai pratiquement pas dormi de la nuit (et le chef d'orchestre non plus, m'avouera-t-il après le concert). Le problème lié à la configuration du lieu semble impossible à régler. Vais-je demain soir me couvrir de ridicule en transformant en soupe immonde mon premier concerto de soliste avec orchestre? D'autant plus que lorsqu'on est dans une position aussi inconfortable, les doigts se mettent à faire n'importe quoi. Tourne et retourne dans le lit, tic et tac la pendule, je compte les heures et je fais la crêpe en cherchant quel côté serait le plus susceptible de faire venir le sommeil. Mais quelle idée aussi de faire un concerto d'orgue dans des conditions aussi abracadabrantes. Et puis après tout, toutes les églises sont faites comme cela, ou presque, et on ne va tout de même pas s'empêcher de jouer du Handel pour si peu. D'ailleurs Handel, qu'aurait-il fait à ma place? C'était un musicien comme nous, il a certainement été confronté lui aussi à ce genre de problème. Tic, tic, tic, trois heures. Soupir. Et si je ne le jouais pas? Tant qu'à me couvrir de ridicule avec un magma informe et les doigts qui n'en font qu'à leur tête, autant ne rien jouer: la répétition de ce soir a été si mauvaise... Et puis d'abord, sale métier que celui de musicien. Mal payé, mal aimé, mal traité, mal apprécié du grand public toujours à l'affût de la moindre fausse note, c'est décidé, demain j'arrête. Et tant pis pour Handel. Et dommage pour ce beau trois-claviers et pour le jeu de keraulophone qui... qui... qui... zzzzzzzzzzzzzzzzzzz.

Jeudi matin, je me suis réveillée dans la peau d'une guerrière. J'allais trouver une solution. Coûte que coûte.

En route vers le champ de bataille : direction la basilique. J'y ai passé la journée. A jouer de l'orgue, à explorer les lieux, à prendre possession mentalement du bâtiment, à en observer les moindre détails, à m'approprier l'esprit du lieu, à me mettre au diapason avec ses murs, à me fondre dans la lumière des vitraux. A réviser ce concerto, à répéter par coeur le moindre solo, lentement, prestement, à le décortiquer, le rejouer encore, jusqu'à le graver dans le granit de la basilique. La guerrière fourbit ses armes, elle veut observer et stratégir. Elle a décidé qu'elle vaincra.

La basilique n'est pas ancienne, elle date du XIXe siècle, et fait un peu penser à la basilique de Montréal. Celle de Montréal comporte un orgue Casavant, qui fut l'élève de Cavaillé-Coll ; celle de Quintin comporte un Claus, qui fut également élève du même facteur. Un peu avant midi, au moment où le jeûne commence à se faire sentir, de guerre lasse je vais m'asseoir tout au fond du choeur, devant le maître-autel et la statue de Notre-Dame de Délivrance. Cela fait trois heures que la guerrière a investi la basilique et toujours pas de solution. Alors mon regard s'est perdu dans la contemplation des gisants de Geoffroy Botherel et celui de Jean II de Bretagne, et je me dis qu'elle est belle ma grande théorie de rédemption par la Beauté si je suis infichue de jouer proprement un "simple" concerto de Handel... Du dehors, mon regard s'est tourné en dedans, et j'ai bien dû rester une demi-heure, trois quarts d'heure en prière et en méditation, jusqu'à sentir en moi sourdre la source qui -j'en suis certaine!- jaillit sous la basilique, et qui, sans que je puisse expliquer comment, m'a apaisée et m'a permis de me lever pour aller déjeuner.

Deux heures sonnent au beffroi, je suis de retour à l'orgue, studieusement. J'entends des pas dans l'étroit escalier de granit : c'est Monsieur le Maire en personne qui, "passant par là", vient me voir avec l'un de ses adjoints. Je le complimente sur l'orgue de Quintin, en assez bon état, malgré qu'il ne serve qu'une fois l'an, en somme, pour le pardon au mois de mai. "D'ailleurs, me dit le Maire, à cette occasion nous sommes obligés d'installer une caméra en circuit fermé afin que l'organiste puisse voir le maître de chapelle, sinon, vous comprenez, il y a un sérieux problème de synchronisation..."

Le voilà le miracle. Et voilà comment jeudi soir nous avons fait un superbe concerto de Handel, dans lequel l'orgue dialogue joyeusement avec l'orchestre et se permet même de jouer à l'unisson avec lui dans les tutti, sans décalage. Un concert d'autant plus réussi que nous avons tellement eu chaud, et lorsque le concerto a été terminé, dans toute la splendeur de l'art handélien, j'ai eu envie de hurler de joie.

Regardez bien au centre de la photo : la fameuse caméra!


Merci à Claude Morin, maire de Quintin, pour son intervention miraculeuse, matérialisée par M. Nédélec (nedeleg, en breton, a la même signification que Nadeau, ou nadau en occitan : nativité), de Plouescat, avec qui j'ai eu le plaisir de parler en breton - un beau breton bien articulé et riche en vocabulaire!- , venu tel un archange salvateur avec sa caméra... pour le plus grand bonheur - et surtout le plus grand soulagement!- du chef et des musiciens. Et puis, que diable, pour une fois on a de l'orgue à la télé!